LES SURVIVANTS DU COVID
Tous embarqués dans la même galère, ils avaient ramé dans le brouillard ondoyant qui entourait de son mystère les frémissements printaniers. A peine avaient-ils entrevu, confinés au fond de la nef, où leurs pieds enchaînés cliquetaient encore, les scintillements d’un soleil livrant un message d’espoir en la vie... Jour après jour, heure après heure, ils avaient tendu leurs corps écrasés et meurtris vers la lumière, rêvant du moment où ils pourraient à nouveau fouler de leurs pieds la terre régénérée.
Puis le navire avait accosté sur le rivage d’une contrée où les hommes avaient changé, disait-on. Là-bas, là-haut,
ailleurs, on avait fixé la date ; les voyageurs surpris, à la fois libérés et prisonniers, cherchèrent de leurs regards l’avant, l’après, ne s’autorisant plus à quitter leurs bancs de peine et le
pont craquant qui les portaient une dernière fois. Vers quel nouveau deal seraient-ils désormais emportés, que croire, qui suivre ?
Alors ils perçurent une voix, lointaine, perdue, hésitante même, qui les cherchait, qui les invitait. Il fallait aller loin, il fallait aller haut. Ils se mirent en route. S’éloignant du lieu de leur échouage, ils poussèrent sur leurs membres endoloris pour gravir les pentes, franchir les rochers, enjamber les rûs, empoignant au passage les cannes des arbres penchés qui les tiraient des difficultés du chemin. Ils soufflaient, tous à distance l’un de l’autre, ils toussaient la gorge asséchée, sans s’approcher l’un de l’autre, ils sentaient leurs coeurs tambouriner, sans s’appuyer l’un sur l’autre. Seuls et ensemble, ils montèrent encore. Parfois, ils percevaient des mots comme ceux qu’on entend quand la douleur s’amenuise :
« Homme ! ne crains rien ! la
nature
Sait le grand secret, et sourit. » murmurait Hugo.
Ils se faufilèrent, silencieux, presque fautifs, le long du cimetière qui retenait son ombre. Puis la voie se
raidit soudainement, oubliant les masures dispersées derrière elle. Le coeur tapa à nouveau, les pieds devinrent lourds, les bouches cherchèrent un second souffle. La voix lointaine devenait plus
distincte, plus proche. A l’abord d’une chaumière, dont l’antre était dissimulé derrière des forsythias dorés, des troènes japonais et des aucubas panachés, ils s’arrêtèrent séparés l’un de
l’autre par le mètre étalon. Ils n’osèrent s’approcher. Dans le logis, le seul d’où jaillissait la solennelle parole, maître Michel devant son miroir magique et son grimoire aux anglicismes
tapageurs, poursuivait ses incantations: « O ! deal ! O ! deal ! », déclamant ses mots comme à la recherche d’un sauveur : « O ! deal ! ».
Laissant dans ses hautes oeuvres l’initié, ils reprirent leur route en haut de laquelle vibraient comme sorties
des étoiles les notes à Mopa. La pente était moins forte, mais une fois le Palton dépassé, elle se mérita… Les sapins brillants, les épicéas griffus et les grands douglas les accompagnèrent à
l’ombre de leurs aiguilles éternelles où pas même un Covid n’aurait osé s’aventurer. La musique du ciel formait un dôme de pensées au-dessus des bois et la fatigue aidant, les pèlerins se
laissèrent envahir par leurs songes pendant que leurs jambes s’éreintaient sans plus se plaindre.
En débouchant de la forêt, après une heure d’efforts dont ils ne se seraient plus crus capables, ils découvrirent
le miroir de la Plaine, frais de son eau salvatrice, provoquant sur leurs visages marqués les prémices de sourires encouragés à s’ouvrir. La prairie alentour se couvrait de
couleurs.
« Mai, poussant des cris railleurs,
Crible l’hiver en
déroute
D’une mitraille de fleurs. » s’extasiait Hugo.
Autour de l’étang, des tables habillées de tendres voiles blancs les attendaient comme pour un festin. Ils les
abordèrent, intimidés, et certain touchant le tissu en resta admiratif : « Ah ! le petit lin blanc, comme l’on voit sous les tonnelles. » Et d’avoir bu ces paroles, ils touchèrent à leur
tour…
Mais de leurs sacs, ils ne tirèrent que quelques pâtes, un peu de farine et de rares raviolis récupérés d’aventure des derniers rayons dévastés. Alors qu’ils se morfondaient de ne savoir que faire de leur maigre pitance, surgit soudain aux rênes de son char blanc le maître émergeant du vert sylvestre. Ses yeux rieurs brillaient au soleil d’un bonheur retrouvé. Son bras, pourtant affaibli par de lourds combats, arborait fièrement son étendard d’argent aux palmes de pourpre en sautoir. L’emblème secoué par le déplacement d’air provoqua dans l’assemblée des ovations d’admiration et des trépignements d’impatience.
Le virtuose posa ses pieds au sol et sous une apparence d’archange terrassant le dragon, il déclara : « Oyez, mes amis !
Oyez ! Ne vous affligez point. De votre rouet sans corps, je vais vous concocter le plus sublime des mets. Vous m’en direz des nouvelles… ». Tous se mirent à l’oeuvre, au grand oeuvre même
d’après les chroniques. Le maître fit des merveilles de tout ce qui avait été déposé pour le plus grand plaisir de ses preux.
Le
soir venu, chacun ragaillardi en son corps et en son âme retourna sur la route de sa vie, suspendue un instant aux doutes de l’ignorance.
« Est-ce que, nous sentant errer dans vos retraites,
Fantômes reconnus par vos monts et
vos bois,
Vous ne nous direz pas de ces choses secrètes
Qu'on dit en revoyant des amis
d'autrefois ? » méditait Hugo.
Eric DUFOUR
Quelques notes ou clés de lecture de la rédaction :
- O ! Deal ! : ...charmante épouse du Président MICHEL
- Le Palton, l'Etang de la Plaine : voir carte IGN ou Internet
- ...notes à Mopa : M.O.P.A. groupe de musique
- En sortie du confinement, nous y voyons aussi un appel à nous retrouver, autour d'un pique-nique.
Site mis à jour le 21 octobre 2024